Moi et mes élèves du 9.3, on va bien, merci

Depuis Charlie, je ne suis plus vraiment la même.

Depuis Charlie, je pense beaucoup à ces dernières années et j’ai dû mal à garder mon éternel optimisme pour la marche du monde. Depuis Charlie, je suis en deuil. Mais surtout je suis en colère.

Je suis en colère à cause du traitement médiatique de « l’affaire de la minute de silence », qui semble-t-il, dérange grandement les journalistes.

Au lendemain de Charlie, j’avais peur. J’avais peur des retombées médiatiques, que cela pouvait engendrer pour mes élèves. Pour cette image qui n’est déjà pas bonne, et qui continue de se dérager depuis… Ah oui. Les années 1970. Cela fait quarante ans qu’on parle des banlieues, qu’on parle de racisme, d’un problème religieux. Quarante ans. Et on en est toujours au même point.

J’étais « heureuse » de savoir que les terroristes étaient plus âgés. Plus de 30 ans. Plus de 10 ans qu’ils n’étaient plus à l’école. J’étais contente parce que je me suis dit que ça n’allait pas retomber sur l’éternel débat sur « L’école fabrique-t-elle des citoyens inclus ou exclus dans les banlieues ?‘ (Vous avez quatre heures… ). Et en fait, on l’a quand même eu ce putain de débat.

Je suis fonctionnaire. J’estime que ce qui se passe dans ma classe doit rester dans ma classe. Que les questions de mes élèves, qui sont légitimes, doivent rester dans la classe. Que si quelque chose me choque, j’ai des collègues et une direction pour m’écouter. Je ne vais pas contacter un journaliste pour en parler. Surtout que… On ne va pas se mentir… On en a parlé des collèges où les professeurs n’ont pas parlé aux élèves, comme le collège de campagne de ma nièce ? Ou finalement, ce qui s’est passé, était un non-événement, sans explication, malgré la minute de silence. On en a parlé des autres collèges, dans d’autres départements, où il y a eu des incidents ? Ne cherchez pas, la réponse est non. Le 9.3 est toujours un excellent sujet pour les médias.

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Le jeudi après les attentats, bien avant tous les événements du 8 et du 9 janvier, mes élèves étaient tous choqués. Tous extrêmement choqués. Ils l’ont dit de différentes manières. Souvent avec de l’interrogation sur le monde qui les entoure. Souvent en renvoyant d’autres questions qui ne m’étaient pas destinés.

« Madame, pourquoi ils ont fait ça ?

– Est-ce que c’est normal de représenter le Prophète ?

– Pourquoi c’est grave ? »

Toutes ces questions d’enfants de 12 ans auxquels je m’attendais. Ou pas. Justifier le fait que les rétroviseurs de la voiture des frères « Pois-Chiche » semblent de différentes couleurs, je m’y attendais pas. Peut-être aussi parce que j’ai foi dans les renseignements qu’on me donne, parce que je sais chercher l’information là où il faut, parce que je vois le monde comme il est et que je n’essaye de trouver des explications sur… L’inexplicable.

Mes élèves du collège ont été très réceptifs à ce que je disais. Ils ont discuté librement et on a retracé les événements du mercredi. Pourquoi retracer les événements ? Pour montrer qu’ils sont vrais. Que oui, cela s’est vraiment passé, et que non, cela n’a pas été monté de toutes pièces.

L’après-midi du jeudi, j’étais au lycée. Ce n’est pas la même. Je n’avais pas envie de parler. Je sais déjà que certains sont antisémites, doublé parfois de racisme et que certaines réactions peuvent être violentes. Combien sont-ils ? Trois ou quatre sur 250 élèves. Tout le monde le sait. Tout le monde essaie de leur montrer que l’égalité est une obligation pour le vivre ensemble. Mais on s’égosille parfois pour rien.

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La plupart de mes élèves ont un avis sur l’Islam : ils connaissent de près ou de loin cette religion. Ils la pratiquent pour une petite minorité, ils m’en parlent facilement. Ils sont dépités que les terroristes disent qu’ils sont musulmans. Ils ne comprennent pas les Unes de Charlie, mais ils les acceptent. Vraiment.

Certains font de la provocation, car ils voient que les professeurs sont tristes. Les professeurs qui sont tous « blancs », ce qui dans la tête d’un élève du 9.3 veut dire « catholiques » (les notions d’athée et d’agnostique n’existent quasiment pas chez eux… ). Les professeurs « blancs » sont tristes. Les professeurs font des gros yeux quand ils disent que « c’est bien fait pour les dessinateurs » ou « de toute façon, c’est faux, c’est un complot ». Les élèves voient qu’ils touchent un point sensible. On leur parle de vivre-ensemble, de tolérance, de liberté d’expression. Et quand ils disent cela, on leur interdit de parler. Forcément, le message ne passe pas. Cela n’est pas clair. Les professeurs s’emballent quand les élèves leur explique qu’ « on n’a pas le droit de dessiner le Prophète ». Les professeurs répondent qu’ « un dessin n’a jamais tué personne ». Et on tourne en rond.

Mais que dire à ces élèves qui ont l’impression d’être en marge de la société ? Que dire à des élèves que la République est là pour eux, alors que justement, ils ne la sentent, ils ne la voient pas. Que répondre à deux élèves qui arrivent au lycée, qui ont mangé à l’extérieur et qui se sont fait contrôler et fouiller : « Madame, le policier il m’a palpé jusque dans mon intimité… J’étais en train de manger un sandwich devant la mairie. Il m’a demandé pourquoi je mangeais là. Madame, j’ai le droit de manger où je veux. Et vous Madame, on vous a déjà été contrôlée ou fouillée ? » Et bien, en fait, non, on ne m’a jamais contrôlé ou fouillé. Jamais. En 28 ans. Et d’ailleurs je ne suis pas inquiète quand je n’ai pas ma carte d’identité. Mais eux, à 15 ans, c’est déjà arrivé plusieurs fois.

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Je n’excuse pas les paroles extrêmement graves de mes élèves. Mais je les comprends par la mise en contexte des propos.

Je n’ai pas parlé avec mes élèves depuis le fameux vendredi 9 janvier. Nous avons décidé avec l’équipe de faire un travail de fond après les vacances de février. Nous allons discuter, débattre, nous allons faire en sorte que la parole émerge, que les choses soient dites, pour que les futurs citoyens français qu’ils sont, puissent se sentir pris en considération. Peut-être que cela ne suffira pas pour quelques uns. Mais on aura la sensation d’avoir essayé quelque chose.

Le combat contre l’obscurantisme est un combat de tous les jours, surtout face à des enfants et des adolescents qui sont perméables à tout avis. Je regrette fortement les propos que j’entends dans les médias, parce que justement… Ce sont des enfants. Ce sont des adolescents. Leurs avis changent, évoluent, prennent d’autres tournants.

La preuve avec deux élèves complètement opposés, qui du jour au lendemain, ont complètement changé d’avis, et ce sont croisés sur deux débats. Ils ont été surpris l’un de l’autre de voir qu’ils avaient changé d’avis en une nuit.

Parce que c’est ça aussi l’adolescence. C’est de la provocation, de la révolte, des envies de s’en sortir, de croire que tout est possible. Alors avant qu’ils comprennent qu’on leur a collé une étiquette, ils seraient bons de laisser ces adolescents mûrir et réfléchir.

Parce qu’ils n’ont que 15 ans.