« Mais Madame, vous êtes féministe vous ? »

Le mardi 8 mars 2016, j’ai fait cours comme tous les jours, parce que je n’avais pas besoin de faire de cours spécifiques « femmes ». Je le fais déjà.

Mes élèves ont donc travaillé sur les femmes dans l’après régime de Vichy (coucou la tondeuse !), par rapport aux dernières recherches sur le sujet. Puis les Secondes ont travaillé sur « les femmes au Moyen-Âge : entre contrôle et émancipation », pour montrer les normes que l’Église imposait aux femmes.

Bref, du lourd.

Quand les élèves de Première L sont arrivées (oui je mets un « ées » parce qu’elles sont majoritaires : 24 filles sur 32 élèves), elles m’ont souhaité une bonne fête, un peu comme on souhaite la fête à sa grand-mère ou bien à tante Micheline. Cela m’a un peu contrariée. Je n’ai pas dit grand chose, j’ai attendu que tout le monde soit assis (je dis bien assis, parce que bon « disponible à écouter » est une compétence bien trop complexe pour les Première L que j’ai), et j’ai repris leur propos avec une certaine angoisse.

Allais-je être démasquée en tant que féministe ?

Petite retour d’expérience.

C’est la méconnaissance de cette journée qui fait que chaque année, on se tape les mêmes trolls sur Internet, qui nous explique que cela ne sert à rien et « pourquoi pas une journée de l’homme ? Non mais oh !« . Je sais très bien les critiques qui peuvent être présentes.

En tant que professeur, nous sommes les dignes représentants de l’État et nous ne devons pas donner nos opinions politiques, principe de laïcité oblige. (Oui, la laïcité, c’est aussi les opinions politiques. ). Nous devons représenter la neutralité de l’État (même si sincèrement, la neutralité de l’État, je n’y crois plus trop… ). Je me suis donc retrouvée confrontée à un problème de conscience : entre mon rôle de neutralité et celui de mon engagement, qu’est-ce qui prime ?

J’ai tendance à penser qu’un enseignement engagé est préférable pour toucher les jeunes. Si vous étudiez le relief de la France, tout le monde s’en fout. En revanche, si vous étudiez le relief de la France en mettant en avant le besoin de protéger cette nature, là d’un coup, un minimum d’individus s’intéresse. En même temps, sur le relief de la France, on risque peu d’avoir de l’audience….

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Me voilà donc, en ce jour du 8 mars, face à ma classe de Première L, qui me regarde avec l’envie d’en savoir un peu plus. Un peu plus sur cette journée et un peu plus sur la professeure qu’ils côtoient depuis deux ans.

Alors j’ai décidé d’attaquer dans le dur.

Je répète les avancées des droits des femmes, avec un petit rappel des dates : droit de vote des femmes dans le monde (Nouvelle Zélande 1893), en France (1944), droit de travailler sans autorisation du mari (1965), droit d’ouvrir un compte sans son mari (1965),  contraception (1967), IVG (1975),… On envoie un peu de pâté comme on dit chez nous.

Je m’arrête sur le Mouvement de Libération des Femmes  (MLF – Création entre 1967 et1970), objet de mon mémoire et de ma fascination pour les groupes non mixtes. Je reviens justement sur les groupes non mixtes et sur le besoin parfois de s’exprimer sans être jugée en politique (par un hommepar un homme blanc, par un homme blanc de plus de 50 ans….).

Et puis viens la fameuse remarque : « Mais Madame, aujourd’hui, ça sert à rien en France de parler des droits des femmes, on est à égalité ! »

Et bien non. On parle différences de salaires, on parle des augmentations que les femmes demandent moins parce qu’elles ont incorporé que si elles font bien leur travail, elles seront récompensées. On parle des femmes dans le Monde. En Afrique, en Asie, des viols, des mariages forcés, des filles qui se font tondre les cheveux dans les cités par leur père quand elles ont couché. On parle harcèlement de rue, remarques sexistes. Cela dure vingt minutes. Vingt minutes dans leur scolarité où je retire un peu le masque et où je parle de ce qui me touche profondément.

Et Aminata demande « Mais vous Madame, vous êtes féministe ? Vous êtes engagée dans une association non mixte ? »

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L’alarme de prof’ se met toujours en marche à ce moment-la. N’est-ce pas trop en dire ?

« Oui, Aminata, je suis féministe. Je pense que notre société est inégalitaire, que cela s’explique par l’Histoire, par tous plein d’autres facteurs. Cela ne veut pas dire que je veux que les femmes soient supérieures, je souhaite juste que les petites filles du monde entier aient les mêmes droits que les petits garçons. C’est peut être utopiste, mais c’est comme cela. En revanche, je ne suis dans aucune association« .

L’honnêteté. Tout simplement.

Et puis on passe à autre chose.

Pourquoi vous raconter cela, surtout presque deux mois après l’anecdote ?

Parce que souvent, en tant que professeur, on a peur. On a peur d’influencer nos élèves, on a peur de ne pas être assez neutre. On a peur d’être démasqué dans nos opinions. Je dis « on » mais je devrais plutôt dire « je », quoique je connais de nombreux collègues à qui cela pose problème. Il y a une idée en France comme quoi tout savoir serait neutre. Il faudrait, en tant que professeur et institution, recracher un savoir sans aucune construction, qui permettrait à l’individu de se faire sa propre opinion.

Retirons nous tout de suite cette idée. Le savoir n’est pas neutre. Sa construction n’a rien de mystique. Il vient de chercheurs engagés dans des logiques. L’histoire et la géographie ne sont pas neutres. On ne travaille pas le pouvoir royal comme dans les années 1950, parce que depuis il y a eu une révolution en histoire et qu’on s’intéresse à d’autres choses. Parce que des archives ont été découvertes. Plus tôt nos élèves le savent, plus tôt ils sauront prendre du recul. C’est en évitant de dire que tout est politique, surtout le savoir, qu’on les conduit à ne plus réfléchir et qu’on se retrouve avec « un savoir légitime » et un « savoir d’Internet » (aka le complot…. ). C’est en apprenant à nos élèves, à nos enfants à savoir comment on réfléchit, à montrer comment l’histoire se construit (« regarde cette belle montagne d’archives !!!« ), à montrer comment on peut penser les faits, à montrer encore et toujours que c’est une certaine rigueur qui permet de valider une vérité (« Oui, les chambres à gaz ont existé : nous avons des milliers de preuves » ), qu’on peut réussir à leur faire avoir de la réflexivité sur eux-mêmes.

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Quand j’affirme que je suis féministe, mes élèves savent dans quel courant historique ils peuvent me mettre. Je vais avoir une attention particulière aux rôles des femmes, je vais démontrer des logiques qu’ils n’auront pas vu dans leur scolarité. Non, on ne peut pas parler de « collaboration horizontale » quand on parle des femmes qui ont eu des aventures avec des allemands entre 1940 et 1945, car ce sont des propos sexistes. Comme si la femme ne pouvait pas avoir un autre rôle que celui de coucher. Et pourtant leur prof de 3ème leur a répété 30 000 fois ces deux types de collaborations : verticale (le pouvoir : j’obéis aux ordres = les hommes) et horizontale (pour la femme et ses coucheries).

(Entre nous, cela a donné un fou rire de classe car Caro m’a demandé pourquoi on disait horizontale… « Bah oui Madame, on peut faire ça verticalement et même parfois de biais. » C’est vrai. )

Mes élèves savent pourquoi je vais insister lourdement sur l’histoire des femmes dans l’Antiquité, dans le Moyen-Âge, qu’ils vont pouvoir me poser toutes les questions qu’ils veulent sur la sexualité dans les différentes périodes. Certes, je ne suis pas la meilleure en bataille ou en royauté. En revanche, tu peux me poser toutes les questions que tu veux sur les positions sexuelles interdites, les règles et l’homosexualité au Moyen-Âge. Ça, je suis sûre de moi.

Mon savoir est construit. Selon mon intérêt, mes cours à la fac, mes recherches, mes plaisirs en histoire. Mes cours sont construits selon mon savoir. J’enseigne à mes élèves ce que je pense, ce que j’ai construit moi-même. Je m’appuie sur des grands historiens ou sur des thèses pas encore publiées.  Je lis beaucoup, je transmets.

Je transmets selon mes idées : pour une société plus juste, plus égalitaire.