Il y a dix ans

J’aurais voulu t’écrire une lettre. Une lettre avec des belles phrases, de celles qui disent que le temps passe vite, que j’ai bien changé, et que le temps efface la douleur, blablabla. Mais non.

En fait, ça fait trois semaines que je pense à cette date, mais que je n’arrive pas à savoir comment je dois réagir.

Ça fait dix ans que t’es parti, comme on dit pudiquement, pour ne pas dire que tu es mort. Ça fait dix ans que tu nous as quittés, mon frère.

T’avais encore bien choisi ta date. La nuit du 1er au 2 mai 2008. C’était sympa de me pourrir un jour chômé. Avoue que tu as souri en pensant à la drôle de tête que j’allais faire en découvrant qu’un jour de manif obligatoire, j’allais forcément faire un peu la gueule.

Tu m’excuseras de te parler avec les mots crus, les mots de tous les jours, mais maintenant je suis un peu comme ça. Je dis « con » quand je pense « con », sauf devant les élèves, même si je suis bien connue pour mon franc-parler.

En 2008, j’étais en plein congrès de mon syndicat. Je dormais avec une nana que je ne connaissais pas, j’étais mal accompagnée, je ne savais que je voulais être prof. Notre sœur aînée a appelé et a juste dit « Il est mort ». Il était 4h26 du matin, je puais encore l’alcool. Bizarrement j’ai désoûlé directement. Je n’ai même pas appelé mon mec de l’époque, je suis allée dans la chambre d’à-côté voir mon meilleur pote, qui a été le témoin de mon mariage et qui est toujours celui que je considère comme mon frère d’armes, mon frère spirituel, mon frère tout court. P’tet que ce soir-là, il s’est joué un truc entre nous deux, je ne pourrais pas dire.

J’ai été au courant avant notre mère, parce que moi, fallait me faire venir de Paris. J’ai même fait mon discours ce jour-là en premier pour pouvoir prendre mon train et fermer à jamais la parenthèse syndicale. Enfin ça, je ne le savais pas encore. Mais c’était le chemin que ça prenait.

Et puis paf ! Dix ans dans ta face ! Dans ta gueule ! Dix ans. Comme ça. Gratuitement. Dix années bordel.

J’aurais voulu écrire « J’espère que tu es fière de moi là-haut », mais en fait non. T’as pas à ressentir de la fierté pour quelqu’un qui a fait simplement sa vie.

On était différents, on n’avait pas du tout les mêmes idées politiques. T’aurais sûrement voter Front National aux dernières élections. On se serait sûrement engueulés. Tu m’aurais dit que j’étais une sale bobo, ou même une féminazie, ou même une islamogauchistes. Tu serais passé voir notre appartement à Saint-Denis en te demandant pourquoi on a voulu habiter là et tu aurais sûrement fait partie de ceux qui m’auraient demandé vingt fois « Et alors c’est pas trop dur de faire cours à ce type de population ? » et t’aurais fait une blague sur le voile, parce que c’est ce que fait la famille, qui a viré de bord.

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On se serait vu sûrement deux ou trois fois par an, t’aurais pensé que mon mec était une grosse feignasse qui écrit top lentement sa thèse, tu l’aurais trouvé sûrement drôle de donner tout le temps son avis et de ne pas lâcher. T’aurais bien aimé ce mec, parce qu’il sait tenir la bouteille et sait aussi taper dans le dos quand la conversation devient trop brutale. Il sait aussi se casser de table quand il va bientôt insulter les gens, mais ça, c’est une autre histoire.

Pas de bol, tu connais l’ancien. Qui est venu à ton enterrement, dans le Carré VIP, alors qu’il pensait déjà à se casser avec une autre. (Autre que j’embrasse parce que on peut parfois pardonner à celles qui nous ont fait le plus de mal <3)

T’as jamais dit ce que tu pensais vraiment de l’ancien. T’as toujours été mystérieux sur ce que tu pensais vraiment, à part la politique. On avait dix-huit d’écart. On aimait bien boire du vin ensemble. Et même du champagne. On pourra dire qu’on a bu ce qui t’a tué, mais on va éviter de parler des sujets qui fâchent. Tu sais la fameuse écologie bobo, où quand je te disais que les pesticides sans gants, c’était pas top top dans les années 1980, et que ton pote Machin avait encore eu un cancer. Ca te faisait un peu rire quand je te parlais d’écologie et de cancer. Et bah tu dois bien moins rire maintenant. Parce que bon, le cancer tu l’as eu, et en trois semaines, c’était plié. C’était ça aussi de faire 1m80. On ne voit pas bien qu’une armoire à glace est malade.

Je ne sais pas ce que tu aurais pensé de mon métier. Tu n’avais pas spécialement d’avis sur les profs, même si tu leur as bien pourris la gueule pendant ta scolarité. T’étais pas du genre assis sur la chaise à lever le doigt tranquillement. Tu étais plutôt du genre à déclencher les alarmes incendies. J’y pense à chaque fois qu’un de mes élèves déclenche une alarme. Je pense à toi.

T’aurais pu me prévenir que faire son deuil, ce n’est pas le truc le plus facile du monde. J’ai d’abord été en colère, et puis j’ai eu plein de choses à gérer en même temps. On m’avait découvert une boule dans le sein en même temps que ton cancer. Et puis je me suis fait un peu jeter en dehors de mon appartement par l’ancien qui voulait s’installer avec désormais son ancienne. Tout cela en trois mois. C’était vraiment une excellente année.

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Tu sais, t’as pas vu tout ça. T’as pas vu la solidarité de mes nouveaux amis parisiens, t’as pas vu les amitiés qui se sont créées et qui restent encore. Quand j’ai fêté mes dix ans d’amitiés avec la plupart de mes proches, je me suis rappelée qu’on était devenus vraiment proches à ce moment-là. Quand tes copines te couvrent parce que tu es à l’ouest, quand tes potes se mobilisent pour te faire déménager en moins de trois heures, quand ils t’hébergent, quand ils passent leurs soirées à te changer les idées. C’est ce jour-là que j’ai compris que j’étais bien entourée. Je me souviendrais toujours de cette amie qui m’appelle pour me demander ce qu’on va faire comme dossier pour ce travail de groupe. Je suis dans le taxi, je pars prendre mon train et je vais affronter la famille. J’ai répondu : « mon frère est mort mais je peux le faire demain si tu veux« . Il y a eu un blanc. Et elle m’a dit « Tu sais, je pense que je vais mettre juste ton nom et prends soin de toi« . Mes amis ont envoyé des fleurs à ton putain d’enterrement alors que je les connaissais depuis à peine deux ans. Je ne savais pas encore que la vie m’offrait un cadeau inestimable : une famille que je choisis et que je ne vois pas assez en ce moment.

T’aurais pu me dire aussi que t’allais juste bousiller la famille. Bon dis comme ça, ça fait un peu la fille qui t’en veut à mort. Mais notre famille n’était déjà pas top-top, mais on peut dire maintenant que c’est le tsunami permanent. On évitera de parler de notre mère, que je n’ose appeler aujourd’hui : je n’ai pas la force de porter sa douleur, ce que j’ai fait dès la première minute où elle a appris ta mort. Au passage, je ne te remercie pas d’avoir tellement bouleversé notre famille, que celle-ci ne se relève décidément plus du tout. On évitera aussi le chapitre sur une de nos sœurs, toi-même tu sais ce qui se passe.

J’avais dit pas de colère et pas de pleurs, mais faudra avouer que j’ai encore trahi mes convictions comme tu aimais le dire. Pas de pleurs, pas de colère, pas de vague. En dix ans, j’aurais dû apprendre à mieux me contrôler, à mieux porter tout cela. Souvent, quand je pense à toi, je n’ai plus mal, j’y pense en essayant de trouver une anecdote. Ça fait longtemps que je ne suis pas allée sur ta tombe, enfin dans ton champ où on a mis ton urne, qu’on n’a pas réussi à ouvrir. Je sais que maman y va toutes les semaines. Elle n’est pas passée à autre chose. Elle a mis des photos de toi partout dans l’appartement. Plus glauque, tu meurs. Mais bon, chacun fait son deuil comme il peut. Notre sœur aînée a décidé de ne plus parler. Elle te ressemble de plus en plus en vieillissant. Faut qu’elle arrête de se couper les cheveux tout court, ça m’a déjà fait des frayeurs quand je la vois au loin.

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Je suis aussi devenue maman. Il a failli naître le jour de ta naissance. C’était ma plus grosse angoisse. Ce n’était pas possible pour moi. C’était ton jour, le jour de ma mère. C’était sûrement incompréhensible pour mes proches, mais pour moi, c’était absolument impossible. Ce qui est bizarre, c’est que je ne suis pas croyante, mais pour ce jour-là, j’avais l’impression que si mon fils naissait à ce moment-là, rien irait dans sa vie. Bonjour la superstition. L’irrationalité même.

En dix ans, j’ai tout bouleversé. J’ai évolué, j’ai conservé les souvenirs, j’ai appris. Mais ma plus grande fierté, c’est de réussir à écouter de nouveau Queen sans pleurer. T’avais pas eu la meilleure idée du siècle en expliquant que tu voulais le Best-of de Queen pendant la bénédiction du cercueil. On l’a écouté trois fois de suite le temps que tout le monde passe. Et ça m’a longtemps attristé d’écouter cela en soirée. La bonne nouvelle, c’est que j’arrive à l’écouter en souriant aujourd’hui.

J’espère ne jamais m’arrêter, j’espère pouvoir bouffer la vie autant que tu l’as bouffé. J’espère danser encore, faire la fête, construire ma famille et rester bienveillante comme je me le suis promis ce fameux 2 mai 2008.

Je t’aime fort mon frère, je t’aime même si tu nous as laissé comme des cons, je t’aime même si aujourd’hui on ne serait pas en accord. Au moins, tu serais là pour que je peste contre toi.

Et puis, comme tu l’as toujours aimé, je te poste ces quelques paroles de Queen qui m’inspire fortement dans toutes mes soirées, dans tous mes trajets. J’espère pouvoir la chanter jusqu’à me briser la voix, jusqu’à ce que je ne sente plus mes pieds, jusqu’à ce que je me dise que je suis vivante :

Don’t stop me now I’m having such a good time
I’m having a ball
Don’t stop me now
If you wanna have a good time just give me a call
Don’t stop me now (‘Cause I’m having a good time)
Don’t stop me now (Yes I’m havin’ a good time)
I don’t want to stop at all

Don’t stop me now – Queen