J’ai senti monter cette vague. Elle est venue de loin, de très loin. Elle a pris son envol cet été, et puis paf, elle est venue s’échouer en plein milieu du confinement.
J’ai désactivé le compte Instagram « T’as pensé à ? », hier, sans rien dire, sans prévenir.
J’ai commencé à souffler, à stopper mes notifications, et j’ai encore soufflé. Je souffle beaucoup il parait en ce moment. J’avais des messages plein la tête, des mots. Ces mots, je ne les voyais plus glisser sur moi, ils me faisaient souffler, ils me rappelaient ma médiocrité. Je n’arrivais plus à penser à autre chose que ces mots. Ils étaient là, bien présents dans mes rêves, dans mes pensées, dans mes conversations personnelles. Prisonnière de mes propres messages. Des dizaines par jour.
Plus envie de répondre, plus envie de faire, plus envie de travailler comme ça. Et des débats sans fin pour quoi finalement ? C’était quoi mon but ? C’était quoi le combat de base ? J’ai perdu le fil. J’ai fait le tour ?
Je n’ai pas supporté que les égos prennent les dessus, je n’ai pas supporté le bal des faux-culs. C’était un peu trop difficile pour moi. Pour créer du collectif, il faut avoir des bases solides. Le collectif est à la fois excluant et pourvoyeur de force. Il permet de se ressourcer, de ne jamais se sentir seule, de créer des dynamiques. Mais moi, le collectif, je ne le trouve pas. Je me sens seule. J’ai l’impression d’être seule.
Parce que le collectif, comme moi je l’entends, n’existe presque pas. Un collectif politique, qui serait autour des comptes féministes sur Instagram, ce n’est pas possible.
Pour être honnête avec moi-même, quand j’entends parler de Quatrième vague du féminisme qui s’appuie sur les comptes Instagram, je ris tout ce que j’ai. Je ris déjà parce que l’historienne en moi se dit que c’est présomptueux de se nommer mouvement européen de référence à coup de followers. Je ris parce que la sociologue en moi se dit que ça serait bien de voir qui aujourd’hui tient ces comptes Instagram et si on peut vraiment parler de diversité. Et je ris enfin car la militante, qui a un peu roulé sa bosse, sait qu’on n’a rien inventé : on utilise les recettes, adaptées aux réseaux sociaux.
Et enfin : j’en ai marre de ne pas sentir un fond politique global, autre que « je suis féministe et c’est cool. » J’en ai marre de voir des #, des buzz et des clashs. J’ai l’impression de perdre mon énergie en voulant politiser les débats.
Je ne sais pas si je peux le dire comme cela, mais je pense sincèrement, qu’une démocratisation des paroles féministes est nécessaire, mais pas au prix de l’oubli des bases. Nos vécus sont des bases. Mais ils doivent être accompagnés de discussions politiques complètes, et pas de contenus prémâchés.
J’ai su que je devais faire une pause au moment où j’ai été incapable de bloquer une abonnée, qui tenait des propos d’extrême droite dans mes messages privés. Absolument tout ce que je disais en stories était analyser sous ce prisme. Impossible de la bloquer. Impossible car je me demandais si le message que je devais faire passer ne devait pas aller jusqu’à elle. Si je la bloquais, elle avait un peu gagné et j’aurais été incapable de la convaincre du bien de ma démarche.
Mais depuis quand je pensais comme cela ? Depuis quand je me suis retrouvée à calculer absolument tout en permanence, au point de lisser mon discours pour parler au plus grand nombre ? A cause de quoi ?
La hype ? La fame ? La gloire ? La gloire de quoi ? La gloire personnelle de quoi ?
C’est ça le piège des réseaux sociaux : c’est une formidable outil pour communiquer rapidement et au plus grand nombre, mais ils mettent en avant des individualités qui sont souvent lissées pour exister. C’est ainsi qu’une Mom’ Instagram m’avait expliqué qu’elle ne partageait jamais de contenus sur la répartition des tâches ménagères, car, dès qu’elle avait un contenu négatif, elle perdait en followers et en notoriété.
Alors ça va être ça nos luttes ? Des luttes pas trop méchantes, des luttes avec un camp du bien et du mal bien définis, des contenus faciles à emporter dans nos poches, et ensuite ? Faire des petits gestes, parler de sexe librement, et après ? Continuer à reproduire ce système qui broie les gens, qui broie leur santé physique et mentale, qui broie les envies, qui piétine leurs conditions de vie.
Un système porté par des gens, qu’on connait, qu’on cotoie. Ils ne sont pas forcément méchants, ils sont là, ils portent le système. Ils portent le système en faisant une blague misogyne, « mais c’est pas grave, ma copine ne m’a pas entendu. » Ils portent ce système avec une remarque sur l’épilation de leurs voisines, ils portent ce système en n’admettant pas des privilèges, ils portent ce système au travail, à l’école, dans la rue, dans les commerces. Et ensuite ? Ils likent des contenus, parce que bon « eux, ils sont gentils » ou « ouf, je ne suis pas comme ça / on a de la chance avec mon mec. »
Je n’ai plus envie de ça.
J’ai envie de dézinguer les égos. J’ai envie d’arrêter de lisser mon discours en permanence, ou plutôt de le calibrer. J’ai envie d’arrêter de flatter les égos par une parole, une image. Ce n’est plus possible.
J’ai recommencé à lire. De la bonne théorie féministe. Des choses qui me font du bien, qui me font réfléchir. J’écris. J’écris beaucoup dans mon carnet. Je suis loin de mon téléphone. J’écris des bribes de pensées, je fais des petits dessins. Et j’attends de retrouver l’envie, de retrouver le mécanisme qui me fait aimer ce que je fais.
Il faudra déjà que j’analyse mon propre égo, ma position, mes paroles, mes gestes, mes sentiments pour pouvoir proposer un contenu qui ne sera pas de la flatterie.
Je cherche la recette pour dézinguer les égos et pour continuer le combat.
Et ça va me prendre un peu de temps encore.