Dans le secret des parcs : confidences autour de la charge mentale des mères

Je dépose la voiture. Il est 17h56.

Je me suis dépêchée, même si j’ai profité de quelques collègues avant de partir. J’ai éteins mon ordinateur, fais mes photocopies pour demain. J’ai pris en note ce que je devais faire pour le conseil d’administration et j’ai pris ce collègue dans ma voiture pour le ramener à son arrêt de bus. Je roule en parlant politique, en parlant derniers faits marquants du collège. Je fais des blagues, parce que je suis comme ça. Mais je regarde l’heure, en me demandant si mon fils va bien.

Je pose la voiture. Il est 17h56.

Je ne passerai pas faire pipi avant de courir le voir. Je prends mes affaires. Je cours dans la rue.

Il est 18h00. Il est au parc avec sa nounou, notre précieuse nounou, qu’on aime encore plus depuis que je suis seule en début de semaine.

Il est là.

En train de jouer sur un tourniquet. Il ne marche pas, mais il est à quatre pattes en train de vivre sa vie.

Autour de moi, même si il fait nuit et froid, d’autres mamans. Elles ont l’air comme moi, en train de regarder leurs montres, en train de se dire qu’il faudrait peut-être accélérer car il va encore vouloir monter les marches tout seul.

Un dernier toboggan, une dernière glissade. Je m’approche et fais le tour de ces femmes. Je leur demande toujours comment elles vont, elles. Parce que moi, j’aurais aimé qu’on me demande. Elles répondent toujours en disant qu’elles sont fatiguées et qu’en plus, tu comprends, elles n’ont pas eu le temps de faire les courses, donc il faut se dépêcher avant que Franprix ferme.

Il y a quelques papas. Ils ne parlent pas. Ils ne regardent pas non plus leurs montres. Certains tentent de se rapprocher, mais dans l’ensemble, ils restent là, ils surveillent, ils attendent ou ils se laissent aller.

Je commence toujours la conversation de la même manière.

« Il faudrait qu’on prenne un café un de ces quatre pour discuter. T’as l’air vraiment pas bien. »

J’ai toujours le même type de réponse : « Oui mais tu sais, chez nous, le samedi je fais… Puis le dimanche j’ai… et tu sais le déménagement, je le gère toute seule« . Je le gère toute seule.

Dans ce parc, nous sommes toutes des femmes de plus de trente ans. La plupart de ces femmes sont des professeures, soit à l’université, soit en collège/lycée. Je les connais de mes réseaux militants. Elles se revendiquent souvent féministes. On sait qu’on a les mêmes combats dans l’éducation nationale, on sait qu’on est presque pareilles.

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Pourtant ces femmes se font bouffer au quotidien par la charge mentale de leur foyer. Ce sont elles qui courent. Ce sont elles qui font. Ce sont elles qui organisent.

« Oh tu sais, c’est pas qu’il veut pas faire, c’est juste qu’il n’y pense pas. Il ne sait pas comment faire, alors je fais… »

« Il est rentré vers 15 heures, mais tu comprends il a beaucoup de copies à corriger, alors je fais… »

Parfois, elles soufflent qu’elles en ont marre. Parfois elles disent que c’est trop lourd.

Moi je suis là, avec mon cartable de prof et les affaires de mon fils. Je me sens comme elles. Je me sens souvent dépassée. J’ai souvent l’impression de courir. J’ai toujours l’impression de ne pas faire assez, ou d’en faire trop. Je cours après ce temps que je ne vois pas, je cours après l’envie d’avoir du temps pour moi.

Si il devait avoir un nouveau soulèvement populaire féminin, il serait pour avoir du temps. Pour avoir du temps pour aller chercher son colis dans un point relais, il serait pour aller déposer un chèque en banque, il serait pour pouvoir finir le livre qu’on a commencé il y a deux mois, il serait pour regarder la dernière série. Il serait tout simplement pour rire à une terrasse de café, sans à se soucier que le petit dernier ne mange le verre tombé par terre.

Les plaintes qui viennent du parc d’en bas, celles que j’entends au quotidien, celles qui me donnent envie de secouer les puces d’un tas de mecs, ces plaintes sont absolument essentielles pour comprendre ce qu’il se joue dans le combat féministe.

Le combat féministe n’est pas seulement là pour demander une égalité. Il est là aussi pour soulager les femmes d’un quotidien morose, qui a de vraies répercussions sur leur santé. Il est là pour nous dire , au quotidien, que nous ne sommes pas égales dans la société mais surtout dans nos couples.

Je pense que la maternité est la plus belle leçon de féminisme que j’ai reçu.

Quand on devient la gestionnaire du temps, de l’argent et des émotions de chacun, on ne peut pas s’occuper de soi. On ne peut pas lire, on ne peut pas se cultiver, on ne peut pas juste glander. On ne peut pas écrire sur son blog comme on aimerait le faire.

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On se doit d’être exigeante, sans se mentir, en regardant en face son couple et en se posant cette question : si les tâches ménagères sont réparties, qui les organisent ? Qui pensent à faire les courses ? Qui pensent aux impôts (et quand je vous dis ça je me rends compte que c’était le dernier jour de la taxe d’habitation…) ? Donc qui pense aux impôts ? A la CAF ? A faire les virements sur les comptes ? A faire le salaire de la nounou ? Qui pense aux anniversaires de toute la famille ? Qui pense à programmer les sorties, les vacances et surtout en ce moment Noël ? Qui pense aux coups de fil le dimanche pour rassurer la famille ? Qui pense à envoyer des photos de l’enfant sur un mail, sur un groupe ? Qui pense à organiser les souvenirs de l’enfance ? Qui gère les imprévus de garde ? De maladie de l’enfant ? Les vaccins ? Qui gère en fait ce temps, cet argent, cette mémoire émotionnelle, ces émotions familiales et individuelles ?

Si à une de ces questions, vous sentez que vous n’avez pas choisi, mais qu’on vous a attribué le rôle, je pense qu’il est normal de s’interroger.

Je ne remets pas en cause les femmes qui choisissent, les couples où on décide que l’homme peut se passer de penser le temps. C’est un choix d’individus et de couple.

Ce qui me gêne beaucoup plus, c’est quand on subit.

Subir, ne pas avoir de temps pour soi, ou alors une soirée de temps en temps pour se donner bonne conscience.

Avoir du temps pour soi le matin ou le soir ne peut pas compenser le fait de gérer le temps, l’argent et les émotions de chacun.

Avoir du temps pour soi le matin et le soir n’est pas une compensation à la charge permanente que les femmes ont. Cela ne peut pas retirer des tâches, surtout quand avoir du temps pour soi veut dire organiser le temps à nouveau. Par exemple, on souhaite sortir un soir, mais il faut gérer la baby-sitter, ou se demander comment gérer le matin si on rentre tard et un peu pétée. Sans parler du fait de gérer ses déplacements quand il est tard et un peu pétée en transports en commun.

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Depuis que je suis mère, c’est sûrement ma plus grosse claque politique.

Je suis prise entre mon éducation, faite par une mère qui contrôlait absolument tout, et mes idées politiques, pleine d’envie de partage. Je suis prise en contradiction sur mon envie de faire au mieux pour tout le monde et sur mon envie de me barrer très loin, tellement c’est insupportable de tout gérer.

Je ne suis pas là pour donner des médailles aux hommes qui se sont sorties les doigts du cul pour prendre leur part de charge. Je ne suis pas là pour donner des médailles aux couples qui « ne comprennent même pas le problème, parce que nous on a tout de suite géré ». Je ne suis pas là pour mesurer les peines ou la tristesse ou la frustration des individus. Je constate juste que aujourd’hui, nous sommes dans l’impasse sur ces questions. Nous sommes dans l’impasse, car les solutions ne sont pas données, parce que ça peut être violent de remettre en cause des schémas qui existent depuis plusieurs années dans le couple et que la parentalité vient casser. Cela peut être violent de voir son conjoint dire « Stop, je ne peux plus ». Cela bouscule le confort, la routine, le ronron quotidien. Cela donne envie de casser des murs, cela peut donner envie de vivre le plus loin possible de l’homme qu’on aime, ou cela peut donner envie de tout remettre en cause.

Oui, c’est violent les plaintes qu’on entend dans le parc le soir. Oui, c’est violent d’entendre ces femmes accepter ce qu’elles n’ont pas envie d’accepter. Non pas parce qu’elles veulent tout gérer, mais parce que leur moitié ne s’est pas demandé si lui aussi, il pouvait le faire.

Le soir, j’aime bien aller au parc. Je retrouve des femmes et leurs enfants. Elles en ont un peu mal au dos, parce qu’elles portent leur famille. Et pendant quelques instants, on oublie un peu nos vies, pour se dire nos maux. Ça nous fait du bien. Ça nous permet d’arrêter d’être fortes pendant quelques instants pour être juste nous.

Les plaintes dans les parcs ne sont plus des bruits qui courent. Ce sont des sons de plus en plus distincts. Il suffit juste de tendre l’oreille pour comprendre.