Allez avoue.
Tu viens de faire tes vœux, tu as bien regardé ton barème, et même si on t’a dit que « tout le monde passe par là » , t’as un peu la rage de voir tes putains de 21 points s’afficher devant ton voeu. Tu le sens gros comme une maison : l’année prochaine tu vas être remplaçant en Seine-Saint-Denis, toi qui viens de passer une année idéale avec ton tuteur et ton établissement trop cool.
T’inquiètes, j’ai vécu la même.
Mais avant de te donner mes conseils plus qu’obligatoires, j’aimerais te faire un gros câlin. Bah oui quand on a peur, on a besoin de câlins.
Aparté : si tu ne fais pas partie de la grande famille de l’Education Nationale (ou E.N. pour les intimes), il faut savoir deux ou trois petites choses :
- Chaque année, les profs’ qui n’ont pas de poste fixe ( ils ne peuvent pas mettre leurs affiches sur les murs et ils ont même pas de classe attitrée) participent à des mouvements entre académies ( « je veux habiter dans le Sud » ) ou dans l’académie (« Pitié faites en sorte que je sois dans cet établissement et que je quitte ces... ») Le poste fixe, c’est un peu le CDI des profs. Avant ça, t’es sûr de rien. Après ça, tu te fais chier.
- Mais l’E.N, soucieuse de défendre les valeurs d’égalité entre les personnels (tu sens l’ironie ou pas ?), a créé des système de points qui dépriment légèrement ceux qui arrivent. Concrètement à moins d’avoir trois enfants, dont un handicapé, d’être toi-même handicapé et de vivre à plus de 500 kilomètres du père qui se démerde tout seul avec la marmaille, ce système de point avantage les plus vieux. Plus tu as d’ancienneté, plus tu as de points. Tu me diras « C’est normal, ils méritent bien leur place au soleil, tous ces connards de profs avec 20 ans d’ancienneté« . Ouais. Ou pas. Mais ceci est un autre débat. Et je ne voudrai pas froisser les plus vieux d’entre nous.
- Quand tu as fini ton stage, tu as 21 points. Au début, tu crois qu’en te pacsant avec le cousin de ton beau-frère, ça va te rapporter 150 points et que tu vas pouvoir griller tous ces connards de stagiaires. Mais en fait non. On te fait comprendre que les points de rapprochement de conjoint ne fonctionne pas entre le 19ème arrondissement de Paris et la Seine-Saint-denis qui sont séparés pas 60 mètres de périph. Mais tu y as cru. Une semaine. Tu étais joie.
Bref, on est en avril, t’as 21 points, p’tet un peu plus si tu as fait jouer des points de stagiaires, mais tu commences à paniquer.
Et t’as bien raison.
Commençons par le début :
- Tu vas apprendre que tu seras TZR l’année prochaine vers le 10 juin.
Tu vas commencer par encaisser, plus tu vas un peu pleurer, ensuite tu vas vouloir tuer tous ceux qui ont eu un poste fixe, tu vas devenir parano, tu vas garder le sourire. Tu vas tenter de garder le meilleur ton tout premier établissement : tu vas vouloir profiter des remarques toujours pertinentes de tes élèves, tu vas commencer à faire le tri dans ta classe. Tu vas fermer la porte le dernier jour avec un peu de nostalgie, puis tu vas rejoindre tes collègues pour boire un dernier verre en te disant que tu hais l’administration mais que tu aimes bien boire.
- Tu vas passer des vacances de merde.
C’est la première fois que tu es en vacances pendant six semaines et que tu vas continuer de recevoir ton salaire, mais tu vas passer des vacances … de merde. Tu vas souvent y repenser. Tu vas repenser à tous tes élèves, à des idées de cours, tu vas profiter quand même mais tu vois le temps passer et AUCUNE nouvelle de l’académie. On est pourtant le 25 août. Tu regrettes de ne pas avoir suivi Lucienne, la syndicaliste, qui demandait à ce qu’on reprenne plus tôt les cours pour mieux préparer les combats. Au moins, tu aurais pu être au courant. Et tu bois un verre, en disant cela à tous tes potes profs.
- Tu seras le dernier à être au courant de ton affectation… si tu en as une.
Le 28, coup de téléphone d’un principal en panique « Mais vous n’êtes pas à la réunion de présentation? Que faites vous ? ». La réponse qui me viendrait pour rire serait « Je me fais chier à attendre depuis plus de deux mois, alors maintenant je suis en Colombie« . Mais non, tu vas être sympa, répondre « Oui Monsieur, j’arrive » et partir à la découverte de ton établissement. Ah non, pardon, de tes établissements. Tu viens d’apprendre que tu en avais au moins deux, et pis si tu as de la chance d’être en SVT, tu pourras en avoir trois, mais pas tout de suite, donc on vous retirera les heures non effectuées. C’est cadeau.
Et puis il y a le mythe du « Il parait qu’une prof a attendu trois mois un remplacement de quinze jours« . Il y a les réactions horrifiées « Non mais c’est pas possible, c’est vraiment des connards« , il y aura les réactions de ruse « Trois mois payé à rien foutre ? super !« . Mais au fond, tu voudras, comme moi, comme tous les autres, surtout pas que ça t’arrive. Parce que ton métier, tu l’aimes. (Ce n’est pas un mythe, j’ai une copine très proche qui n’a pas travaillé pendant quelques semaines en arrivant dans l’académie de Versailles…. )
- Tu vas vouloir t’intégrer dans un établissement où tu fais 6 heures.
Quand on est stagiaire, on nous parle de rayonnement du prof et de tout ce qui va avec. Qu’il faut faire des projets, s’intégrer. Quand tu arrives dans un nouvel établissement, c’est comme si tu arrivais sur un nouveau champ de bataille. Tu es le jeune soldat qui arrive en octobre 1918, alors que les autres sont là depuis 1914. Autant te dire que les profs, ils ont fait sans toi, qu’on ne va pas te demander ton avis parce que tu n’es plus stagiaire, tu es prof. Tu vas essayer de faire au mieux, parce que c’est ce que tu faisais l’année dernière: tu vas vouloir suivre un peu les élèves, tu vas même tenter de travailler avec le Professeur Principal (PP) pour la réussite des élèves. Mais en fait tu es là deux demi-journée par semaine : tes collègues ne savent sûrement pas ton nom, ni à quoi tu ressembles. Et pour être honnête, tu ne sais pas non plus à quoi ressemble Madame Bidule, prof de français remplaçante. Tu ne vas pas te sentir à ta place, toi qui aimais le côté humain de ton métier, te voilà en train de faire simplement ton travail : transmettre du savoir. Tu feras un ou deux conseils de classe, mais tu n’auras pas le temps et surtout c’est dans ces moments-là que tu vas te rendre compte que tu n’as pas intégré et que ta voix ne compte pas vraiment. Tu ne rencontreras aucun parent, tu n’auras aucune responsabilité. Juste ton programme et tes élèves. Un bonheur pour certain, une monotonie pour d’autres, une déception pour moi.
- Tu vas galérer entre deux établissements
Et ça, c’est le plus dur. Les interlocuteurs différents, les caractères différents, les horaires différents, les élèves différents, les collègues différents : aucun établissement se ressemble et toi, tu restes le même. On connaît des histoires de TZR qui s’intègrent bien, ou qui sont rejetés, des TZR qu’on renouvelle chaque année en attendant le Grâal (Poste fixe!), ou des TZR qu’on fait vite dégagé, en leur tournant le dos à la cantine parce que « Bon il a vraiment pas d’autorité« … Toutes les expériences sont différentes. Je pourrais te raconter les pires histoires comme les meilleures. Tu vas en chier. Vraiment. Ta préparation de cours qui te prenait 3 heures pour une heure de cours, c’est fini. Je n’ai pas souvenirs d’avoir passé plus de une heure par heure de cours. Je n’ai pas le temps. Entre mes 300 copies de lycéens et celles de mes collégiens, je ne m’en sors plus. Mes week-ends sont : travail, travail et travail. Et repos.
- Tu vas avoir de beaux moments.
Oui, au fond, une fois que ta routine sera prise, tu auras de bons moments. Le lundi, tu tenteras de ne pas trop penser à la tonne de choses que tu as à faire, tu vas te concentrer sur tes collégiens, qui sont vraiment sympas, même si parfois un peu casse pied.
Et puis, tu ne l’as dit à personne, mais tu as une super équipe au lycée où tu es intégré. Normal, tu fais presque 18 heures par semaine. Tout le monde te connaît. Tu montes mêmes des projets de foufous en des temps records comme ce court-métrage sur l’égalité filles-garçons que tu vas tourner en Mai. Tu te sens exalté, reconnu, bien dans ta peau et dans ton lycée.
Mais il y a toujours ces fameux putains de points, qui ne te permettent pas de rester dans un lycée. Même dans le 9.3. Alors tu feras peut-être encore une année ou deux de TZR, et tu écriras toi aussi une lettre à ceux qui vont prendre la suite.
Ne t’inquiètes pas, les histoires horribles existent partout. La Seine-Saint-Denis est un département diverse et tu peux tomber sur de très beaux moments. Tu vas réussir, tu as été formé pour. Et si tu balises trop, n’hésites pas à m’envoyer un mail.
Je te fais la bise et te souhaite le meilleur.
Madame Sourire.
PS : J’ai écrit ce billet comme un homme. Pour faire une généralité. Puisque les hommes sont généraux. Mais je parle bien-sûr de mon expérience.
PS2 : Oui je sais, trop de gros mots. Mais bon, parfois, c’est ce qui fait du bien, putain de merde.