A toi, que j’ai eu comme élève pendant deux ans

Cher toi,

Cela pourrait te paraître bizarre de lire une lettre écrite par ton professeure. Je comprends, je ne sais pas comment j’aurais réagi à ton âge. Seulement voilà, nous allons nous quitter, tu vas aller passer le bac sans Madame Sourire. Non pas que je pense que je sois irremplaçable, non loin de là, juste que l’on s’attache. Quand on est professeure, et surtout d’histoire, on aime connaître la fin de l’histoire, la fin d’un cycle. Et justement, la fin de cycle, je ne la connaîtrais pas.

Tu as beau me demander pourquoi je pars, pourquoi j’ai choisi de partir, je ne te réponds pas. Je n’ai pas envie de te raconter les histoires d’adultes, celles des grands qui parfois oublient d’arrêter de se prendre au sérieux. Je n’ai pas envie aussi de te raconter qu’en ce moment, je n’ai pas trop le moral. Bon, ça , j’avoue, je sais que tu l’as vu. Et puis, tu m’as même demandé si je pensais un jour avoir des enfants. Tu n’es pas allé plus loin, parce que tu as bien vu que le sourire disparaissait.

Tu te doutes bien que si je pars, ce n’est pas vraiment de ta faute. Je te l’ai dit et te le répète : avoir un élève comme toi, c’est formidable.

J’essaye de me souvenir de tous ces moments passés. Je me souviens de ma réaction face à une classe de 35 élèves de Seconde. Des moments difficiles l’année dernière, parce que bon, avoue le , tu as des difficultés à être discipliné parfois. Surtout en groupe. Je me souviens des moments colère, où tu n’étais pas d’accord avec ce que tes camarades expliquaient. Je me souviens des moments tristesse… Et oui, nous avons aussi vécu ensemble les attentats qui ont touché la France.

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Je me souviens aussi des moments bonheur. Des moments où on a tourné nos films, où on a eu des conversations profondes sur la nature de l’Homme, où on a parlé sexualité au Moyen-Âge, où on a parlé musique, foot et même féminisme. Je me souviens parfaitement de certains cours où je voyais que tu t’ennuyais ou que tu étais pris de passion. Je t’ai vu comprendre la place de la religion au Moyen-Âge et comment tu l’as mise en perspective avec aujourd’hui. Je te félicite au passage. Je me souviens de ta classe dont j’étais professeure principale et où j’ai essayé de t’accompagner jusqu’au Bac de français. Je me souviens des moments où je t’ai vu en couple, où tu es redevenu célibataire, où tu étais en groupe, où tu étais seul, où tu venais de perdre une sœur, une mère, un père… Je me souviens de tous ces moments qui fait l’histoire de l’individu.

Je me souviens d’avoir attendu cette classe à chaque heure, parce que je savais qu’il y allait avoir du défi avec toi dedans. Je me souviens d’avoir eu envie que tu poses cette question pour que la classe reparte, que ta classe arrête d’être conventionnelle. Bon sang, on est quand même en histoire et géographie, on peut les poser les questions sur le racisme !

Je me souviens du jour où tu as raconté comment tes grand-parents sont arrivés en France et quelles étaient leurs attentes. Je me souviens du jour où je t’ai expliqué mon parcours scolaire, et comment j’ai eu envie d’être professeure.

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Je me souviens de tout et bien plus encore.

Sache que je n’ai jamais redouté le lundi matin, parce que je savais que j’allais faire le métier que j’avais choisi et surtout parce que je savais que j’allais te revoir.

J’allais te revoir, toi : Aminata, Elsa, Marko, Célia, Ouassila, Dylan, Rémy, Jérémy, Mamou, Mohammed, Daniel, Oumou, Hugo, Hassane, Emie, Sarah, Elodie, Ines et tous les autres.

Tu sais, un prof, ça a un petit cœur d’artichaut. Cela ne se fait pas de le dire, mais c’est vrai. Je suis reconnaissante d’avoir croisé ton chemin.

Je sais que je vais en croiser plein d’autres des chemins. C’est cela mon métier : croiser 150 parcours de vie par année. Parfois les suivre pendant trois ou quatre ans. Et puis les laisser faire leur vie.

Puisqu’on se quitte cette année, je te souhaite un parcours de vie aussi riche que celui que j’ai connu ces deux dernières années. J’espère que tes angoisses se calmeront sur ton avenir. Tu es capable de bien plus que ce que tu crois. Je te souhaite le meilleur, avec un peu d’histoire et de géographie, quand même.

Et peut-être que toi aussi, tu repenseras à ta professeure de Première, comme moi je repense à la mienne, qui nous a quitté il y a quelques années… Mais qui reste vivante dans mon esprit.

Porte toi bien

Bien amicalement

Madame Sourire