J’ai testé pour vous : être prof TZR dans le 93

Alors oui, dis comme ça, tu ne comprends rien à mon titre. Et c’est normal.

Prof’ = jusque là tu vois bien. C’est une personne qui tente de transmettre son savoir. Tu en as vu quelques uns entre 6 et 16 ans, le temps de la scolarité obligatoire.

TZR = ça devient plus complexe. Titulaire en Zone de Remplacement. Wah. Ça en jette quand même ! Je suis titulaire de la fonction publique (j’ai donc réussi un concours et une année de stage) et j’ai la chance… De ne pas avoir de poste. Donc je remplace. Mes remplacements ne concernent pas que les profs malades, absents, enceintes ou autres. Je suis aussi le bouche-trou des établissements. Un prof doit faire 18 heures de présence obligatoire face aux élèves (sauf si il est agrégé mais c’est une autre histoire). Seulement, comme toute entreprise, les collèges et lycées n’ont pas 18 heures pile poil multiplié par X prof. C’est normal. Donc je suis le bouche trou de ces 6 heures, 9 ou 12 heures dans un établissement où un poste n’est pas créé.

Mais si je fais 6, 9 ou 12 heures dans un établissement, et que je dois faire 18 heures obligatoires, tu piges vite que je dois donc être présente 12, 9 ou 6 heures dans un autre établissement.

Bah oui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, je ne suis pas payée à rien foutre. (Je suis un peu vulgaire non? Je vais tâcher de soigner mon langage pour la suite… ). Je suis donc prof’ dans deux établissements cette année. Les chanceux.

93 = le numéro de département de la Seine Saint Denis. Au nord de Paris. Genre la banlieue. Genre la vision d’un parisien (que je suis) quand tu lui parles du 9.3.

Seine-St-Denis

Avant toute chose, je ne suis pas à plaindre : j’ai choisi de travailler dans ce département. J’ai eu envie de me sentir utile et je me trouvais bien plus utile dans ce département qu’ailleurs. Et surtout j’aime me confronter à des milieux que je ne connais pas et à des cultures qui ne sont pas les miennes.

Mais bon, aujourd’hui, on ne va pas parler ni des bouleversements et des questionnements que mes élèves m’apportent, ni des clichés tenaces sur les profs et sur mes élèves. J’aimerais te parler tout simplement de ma situation, qui n’est pas facile, facile depuis la rentrée.

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Je suis donc sur deux établissements. Je suis en collège dans une ville X avec des Cinquièmes et dans un lycée dans une ville Y avec des Secondes.

Quant on ne travaille pas à l’E.N (ou Éducation Nationale), on peut sûrement ne pas comprendre ce que ça veut dire. Ça veut dire que j’ai deux fois plus de collègues, de chefs, de gestionnaires et donc deux fois plus de noms à retenir. Cela veut dire aussi que parfois je ne sais plus comment rentrer dans mon ordinateur parce que j’ai mélangé mes identifiants collège avec ceux du lycée. Ça veut dire aussi que je ne peux pas être à certaines réunions parents/professeur, parce que de l’autre côté j’ai cours jusque 18H35 au lycée. Je rate aussi des conseils de classe et que je ne peux pas défendre le petit Kevin qui a fait de réels progrès dans ma matière depuis quelques semaines.

Au collège, je n’ai que 6 heures et donc deux classes. J’ai deux classes de cinquièmes. Ils sont 24 par classe. C’est sécurisant pour moi, parce que j’ai vécu exactement la même situation l’année dernière. Ils sont turbulents, mais je les aime bien. Ils travaillent bien en groupe, ils m’écoutent, ils sont volontaires. Ils disent que je suis juste mais gentille. Ils doivent le dire à des tas d’autres profs’, mais c’est ma petite satisfaction personnelle.

Au lycée, ça se complique. Notre lycée vient d’ouvrir. Nous demandons deux labels un peu spéciaux : celui d’établissement innovant et celui d’établissement numérique. Pour le numérique, on repassera : à l’heure actuelle, nous n’avons toujours pas de vidéo-projecteurs (et pendant un temps nous n’avons même pas eu de photocopieuse… ). Les ordinateurs arrivent petit à petit. Et comme on dit dans les couloirs du lycée : « Rome ne s’est pas faite en une journée« .

Pour l’innovation, j’ai de la chance. Je suis dans une super équipe de prof’, qui ont envie de donner envie aux élèves et qui cherchent des méthodes pour cela. L’année dernière, je me suis passionnée pour toutes ces nouvelles méthodes : travail de groupe, utilisation des téléphones portables pour des recherches, classes inversées, méthodes différenciées selon le niveau des élèves, mise en avant des compétences plus que du savoir académique.

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Mais voilà, cette année, on a eu une surprise : le rectorat nous a mis 35 élèves par classe. Trente-cinq.

Alors oui, peut être que toi, tu as connu cela, et tu te dis que ce n’est pas la mer à boire. Oui mais tu as peut-être fait tes études dans un cadre « privilégié », où tu avais appris ton « rôle » d’élève rapidement (lever la main avant de parler, écouter le professeur, bavardages discrets, prisse de note…). Ce n’est pas le cas de mes élèves.

Mes élèves sont très sympathiques et ne sont pas du tout agressifs ou quoi que ce soit d’autres. Juste, ils me fatiguent à me couper la parole, à se chamailler à longueur de journée. En plus, comme ils viennent de faire dix années de cours peu différents de ce qu’on a vécu, ils sont très étonnés du nouveau fonctionnement. Ils contestent, ils font barrage, ils nous provoquent. Et c’est normal. Mais être professeur, ce n’est pas seulement donner son savoir et s’en aller. Ce sont de vraies relations humaines. J’essaye d’avoir une relation avec tous mes élèves, de savoir où ils en sont dans leurs futures vies d’adultes.

J’ai trois classes de Secondes, ce qui me fait neuf heures de cours. Si tu comptes bien : 6 +9 = 15. Il manque trois heures…

Au lycée, on a mis en place plein de dispositifs pour aider les élèves : je fais de l’accompagnement personnalisé sur une douzaine d’élèves, où j’essaye de suivre leurs parcours, leurs comportements, où je les aide à travailler le français. Je fais aussi un cours d’interdisciplinarité : avec la professeure de SES (Sciences Économique et Sociale), nous avons choisi un thème hors programme et pendant six semaines, une classe travaille à fond dessus. Puis je fais aussi des études encadrées, pour les aider à faire leurs devoirs. Enfin, j’ai toujours une réunion le vendredi de deux heures pour me concerter avec mes collègues.

Et mes trois heures sont complètes. Je dépasse même. Au lycée je fais 17H15 de présence face aux élèves. Soit presque un temps plein. Mais comme toutes les activités que je viens de te citer sont considérées comme des activités qui ne correspondent pas à ma matière, et bien, je suis payée la moitié du temps, parce que je n’ai pas de copie à corriger. Ce qui fait que je fais  23 heures 15 de travail, payées 21 heures.

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Mes journées sont plus que pleines. Le lundi et jeudi matin, je suis au collège, où j’essaye de m’intégrer tant bien que mal. J’ai 45 minutes de trajet entre mon collège et mon lycée. Parfois j’ai 15 minutes pour manger et une après-midi entière de cours jusqu’à 18H35.

La gestion de la fatigue est mon plus gros problème depuis la rentrée. Quand je rentre le soir, je ne peux pas corriger mes copies ou faire mes cours. Je dois donc anticiper. Mais, c’est plutôt un échec depuis septembre.  Je dors très mal parce que je pense à toutes les choses que je dois faire, comme ne pas oublier mon code internet pour le collège. Résultat : je n’ai jamais été aussi malade que depuis septembre.

Je sais que j’avais dit que ce blog ne servirait pas pour se plaindre et surtout il servirait pour te donner le sourire. Mais j’avoue que le sourire, j’ai dû mal à l’avoir depuis quelques semaines. C’est même très compliqué.

J’ai l’impression de ne plus voir mes proches, de rater des choses essentielles. Le week-end, je travaille pour rattraper mon retard et pour faire en sorte de ne pas trop galérer la semaine. Si je sors un soir, ce sont mes élèves qui y perdent, car le lendemain, je suis fatiguée et je n’ai pas de patience. Donc pas de patience = pas de tolérance au bruit et donc => dehors.

Sauf que ce n’est pas en mettant les élèves dehors que je les fais progresser.

Alors, si tu n’as pas de nouvelles de moi pendant une semaine, ne t’inquiète pas : je suis juste en train de faire mon métier. Et parfois, ça me pèse.

J’ai testé pour vous : être prof’ TZR dans le 9.3. Et je ne vous le recommande pas.